Co PHUN
Éducatrice sportive stagiaire, CQP MAM AEC – Qigong de la FAEMC (Fédération des Arts Énergétiques et Martiaux chinois, délégataire du Ministère chargé des Sports)
4ème Duan Arts Énergétiques Chinois – Qigong
Licence de Chinois
Maîtrise de Français Langue Etrangère

Je naquis près d’une rive du Mékong


Je naquis sur une rive du Mékong, à Vientiane, au Royaume du Million d’Eléphants (Lan Xang). Avec de savants calculs astrologiques, on m’expliqua, lorsque j’étais enfant, que naissant le quinze février de l’année du Serpent, à neuf heures du soir, je serais une personne intelligente. L’inconvénient pour moi, d’après les croyances populaires, est qu’« un serpent chasse la nuit et se repose la journée ». Cela voudrait donc dire que je ne serais pas entretenue par mon mari, mais serais obligée de travailler durant ma vie d’adulte. Cependant, le Serpent que je suis naquit au tout début de la nuit, donc je ne travaillerais pas durement pour gagner ma subsistance. Ma grande sœur, elle, eut plus de chance que moi, pensai-je…car elle est née à neuf heures du matin dans l’année du Chien. Les chiens gardent la maison la nuit et se reposent la journée ; ce qui signifierait donc qu’une fois mariée elle n’aura pas à travailler mais sera entretenue par son mari.
Je suis la troisième d’une famille de sept enfants, deux filles et cinq garçons. Il va sans dire que pour une famille chinoise, avoir beaucoup de garçons est de bon augure, car ce sont les mâles qui assurent la pérennité du culte des ancêtres ; et c’est l’aîné de la famille qui a la charge de s’occuper des parents dans leurs vieux jours. Ainsi fonctionnait notre système des retraites. Mes parents ont toujours eu le regret que ma sœur qui a beaucoup de qualités et de capacités et qui s’occupe déjà beaucoup d’eux ne soit pas un garçon.
Dans notre tradition ancestrale, on ne dit pas : « marier sa fille », mais « vendre sa fille » ; en effet, la famille du futur marié doit payer une dot à la famille de la future mariée. Une « fille vendue » sort de la lignée paternelle et entre dans celle de son mari. On lui prépare alors de belles cérémonies religieuses pour fêter l’événement, une dans sa famille d’origine pour annoncer à ses défunts ancêtres qu’elle sort de la lignée, et une autre dans la famille de son époux pour l’accueillir devant l’autel des ancêtres de sa nouvelle famille. Une fille que l’on arrive pas à « vendre » déshonore sa famille et porte malheur à sa fratrie. Avoir une fille est vraiment source de nombreux désagréments : elle peut causer déshonneur et malheur à sa famille, « vendue » elle n’appartient plus à la famille et ne contribue donc ni au système des retraites, ni à la perpétuation de la lignée.
Mon enfance a été bercé par les saisons des pluies avec la montée et le tarissement des eaux dans les mares, les fêtes dans les monastères bouddhistes, les offrandes faites aux ancêtres, les festivités du Nouvel An chinois (la Fête du Printemps, 春节 Chūn Jié) et du Nouvel An laotien (la Fête de la Mousson), et une conscience aiguë d’être une apatride. Ayant sept ans de différence d’âge avec ma grande sœur Kiu et six ans avec mon grand frère Sau, je n’avais pas grand-chose à partager avec mes deux aînés. Par contre, je passais mes journées à sillonner le quartier, sous le soleil brûlant, avec mes trois petits frères. Chaque saison apportait une multitude de jeux créatifs : la cueillette des mangues, des tamarins, des goyaves, des longans, et d’autres fruits savoureux ; la pêche des petits poissons et des petits crabes dans les mares, et à défauts des grenouilles et des têtards ; la chasse aux papillons, aux libellules et aux sauterelles, aux lézards ; la capture des scarabées pour les combats fratricides ; le ramassage des élastiques pour en faire des cordes à sauter, des canettes et des capsules de sodas et autres déchets pour les transformer en divers objets divertissants. Parfois nous rejoignions d’autres enfants pour des jeux plus collectifs, comme le grand cache-cache dans le quartier. Il y avait aussi des saisons durant lesquelles nous jouions à la toupie, au pilou ou à la marelle. Comme nos parents travaillaient du matin jusqu’au soir, sept jours sur sept, jamais de vacances, nous étions livrés à nous-mêmes.
Ma vie au Laos fut hantée par la peur des fantômes, le hurlement des chiens dans la nuit, les bagarres contre les autres gosses du quartier, la tyrannie de mon grand frère Sau et les fréquentes disputes de mes parents, harassés par une vie de dure labeur. Nous avions le malheur d’avoir un père possédé par la passion ruineuse des jeux comme beaucoup de gens de cette Communauté d’émigrés composée de plusieurs ethnies originaires de la province de Guangdong.
Le clan des Fú
Dans l’ancienne société patriarcale chinoise, j’appartiens au clan des Fú, 符, idéogramme signifiant tableau magique, talisman, s’accorder avec, être conforme à… D’après notre livre généalogique, que chaque descendance mâle du clan se devait de perpétuer, il est relaté qu’onze générations auparavant l’aïeul Fú quitta Beijing (anciennement Péking) pour s’installer au Sud de la Chine, dans la région de Guangdong. Les Fú sont peu nombreux en Chine ; ils sont cantonnés dans une région frontalière avec le Vietnam.
Effrayé par l’avènement du communisme en Chine, qui était synonyme de misère et de privation de liberté, l’arrière-arrière-grand-père Fú s’enfuit avec sa femme, ses deux filles et ses quatre fils dont mon arrière-grand-père qui lui avait un fils de treize ans, mon grand-père Pho. Ils s’installèrent de l’autre côté de la frontière sino-vietnamienne au Tonkin. Peu de temps après leur arrivée au Vietnam, l’arrière-arrière-grande-mère, qui était financièrement aisée, trépassa. Mon arrière-arrière-grand-père Fú dilapida sa fortune. Le clan Fú sombra dans la pauvreté.
Mon grand-père Fú avait un frère cadet qui mourut à l’âge de trois ans. Il devint ainsi enfant unique. Ma grand-mère paternelle était d’origine vietnamienne puisqu’elle portait à sa naissance le nom de Nguyễn. Elle fut adoptée par une famille chinoise. Mes deux arrière-arrière-grands-pères étaient deux compères chasseurs et s’étaient promis de consolider leur alliance en mariant leur descendance. Lorsque ma grand-mère paternel atteignit l’âge de seize ans, les Fú ont retraversé la frontière pour aller la chercher en Chine pour l’amener au Vietnam. Mes grands-parents avaient officiellement sept enfants ; car, à cette époque, les femmes pratiquaient encore l’infanticide lorsque l’enfant était née fille…
Mon père vit le jour à Dam Ha, petite commune vietnamienne frontalière à la Chine. Dans son enfance, on le surnommait A Xi « le noiraud », car passant ses journées sous la chaleur du soleil pour garder les buffles, il avait la peau sombre. Il est le quatrième d’une famille de sept enfants vivants. Lorsque nous étions enfants, mes frères, ma sœur et moi l’avions souvent entendu se plaindre qu’il n’avait pas eu la chance d’aller à l’école comme son grand frère Sang. Mes grands-parents étaient pauvres, mais s’étaient quand même privés pour envoyer leur fils aîné étudier à l’école chinoise. Grâce à leurs sacrifices, mon oncle est devenu un membre important de notre communauté, celle que les autorités de la France coloniale appelaient des Tai Nungs, un amas d’ethnies du Sud de la Chine. Mon oncle est ce qu’on pourrait appeler un pasteur, un de nos gardiens des traditions ancestrales et un des chefs de cultes lors de nos migrations successives. Mon père quant à lui s’était débrouillé seul pour apprendre à lire le vietnamien et le chinois. Il lui manquait juste une pratique écrite pour parfaire son éducation autodidacte.
Comme beaucoup de jeunes de sa génération, mon père s’était enrôlé à dix-sept ans dans l’armée française pour fuir la misère des campagnes. En 1954, après la chute de Dien Bien Phu, mon père et sa grande sœur San partirent en premiers à Saïgon, elle pour se marier, lui pour rester dans l’armée. Leur frère aîné Sang et le reste de la famille accompagnèrent l’armée française qui se repliait au Laos. En 1956, leur père et leur petit frère Tchaek étaient venus les chercher, lorsque ma tante San fut répudiée par son mari, pour amener tous les deux au Laos.
Lorsque La France quitta le Laos, trois solutions se présentèrent aux serviteurs de la France coloniale : soit ils rentraient au Vietnam, soit ils restaient au Laos, soit ils s’exilaient en France. Très peu choisirent la troisième solution, car l’idée d’aller vivre dans un pays froid et sans riz avait très peu d’attrait à leurs yeux. La peur viscérale du Communisme et son cortège de misères et de privations incitèrent un dixième d’entre eux à s’installer au Laos, dont faisait partie la famille de mon père. Seule sa petite sœur Loc, obligée d’épouser un homme âgée sous la pression de la grande belle-sœur, et sa famille restèrent au Vietnam, et durent par la suite fuir en Cochinchine lorsque tout le Tonkin devint communiste.
Le clan des Nguyễn
Mes aïeux du côté maternel étaient des propriétaires terriens tonkinois. C’étaient des gens qui affectionnaient la terre ; la moindre économie amassée fut consacrée à l’achat des lopins de terre. Leur nom de famille est aujourd’hui le nom le plus courant parmi les familles d’origine vietnamienne. S’écrivant en caractère ancien 阮, Nguyễn désigne en langage classique un instrument de musique à corde se rapprochant du luth que les Chinois appellent Ruan. Ce nom de famille se rattache à la dernière dynastie impériale vietnamienne Nguyễn, qui compte treize souverains qui régnèrent sur le Vietnam de 1802 à 1945. Elle est originaire de la province du Thanh Hóa, au Nord de l’actuel Vietnam. La première mention de la famille remonte au Iᵉʳ siècle.
Comme beaucoup de riches propriétaires terriens, mon grand-père Nguyễn dut subir des représailles des communistes. Cependant, la goutte d’eau qui fit déborder le vase fut que ces communistes torturèrent une de ses filles, ma mère. Il faut dire qu’elle n’avait pas la prudence de se tenir terrée pendant ces périodes de troubles politiques : préférant faire l’école buissonnière pour faire des petits business pour faire tourner l’économie locale. Mon grand-père Nguyen se résigna donc à fuir à Saïgon avec toute sa famille. Seul, son fils aîné resta au pays pour garder la terre et l’autel des ancêtres. Quand les communistes l’eurent battu, ils lui confisquèrent tout, et lui laissèrent juste un toit et un petit lopin de terre pour la subsistance de sa famille.
A Cholon, le grand marché de Saïgon, ma mère vendait des fruits. Le vol de ses recettes journalières, la peur des réactions de son père, ou tout simplement le destin l’incitèrent à suivre une riche famille vietnamienne au Laos en tant que gouvernante.
En 1975 après la chute de Saïgon, lorsque les communistes vietnamiens du Nord gagnèrent la guerre, les cousins germains de ma mère partirent avec l’armée américaine aux Etats-Unis. Ils s’installèrent tous, en Californie, à Santa Ana. Ses frères et sœurs ne voulurent pas s’exiler ; mon oncle Rong faillit mourir dans un camp de rééducation communiste, interné parce qu’il était capitaine dans l’armée américaine. Sa femme nous a raconté qu’il avait le visage boursouflé lorsqu’elle lui rendait visite avec mon grand-père Nguyễn. Mon oncle Rong fut en partie sauvé par les médicaments français que ma mère leur envoyait et le bakchich que mon grand-père donnait aux gardiens.
La traversée du Mékong
C’était donc dans un pays étranger que mes parents se rencontrèrent, se marièrent, eurent beaucoup d’enfants, et durent travailler très dur pour nourrir leur progéniture et payer leurs scolarité à l’Ecole Chinoise de Vientiane…
Cependant, en 1974, les conflits entre les trois fractions (neutraliste, proaméricaine, et communiste) s’intensifièrent. Le pressentiment et la peur que le temps de troubles et de malheurs revenait, incitèrent quelques familles de notre Communauté à envoyer les hommes ayant quelques notions de français en éclaireurs en France et aux Etats Unis.
En 1975, les bruits courraient que les communistes vietnamiens commencèrent à envahir le Nord du Laos. Ma famille faisait partie de la toute première vague d’exode qui traversa sans difficulté le Mékong pour se réfugier en Thaïlande durant le printemps et l’été 1975. Nous étions euphoriques de partir ; seule, ma mère était triste et résignée à laisser ses deux magasins et la maison que mon père et ses amis construisirent sur une parcelle de terre que mes parents eurent fini par acheter aux aristocrates laotiens.
Mon petit frère Man, le septième et dernier de la famille, naquit le dix septembre 1975 en Thaïlande à Sri Chiangmai sur l’autre rive du Mékong. En décembre 1975, la Monarchie du Royaume du Million d’Eléphants, fondé en 1353 par Phraya Fa Ngum, fut abolie. Une République Socialiste, le Pathet Lao, présidée par Souphanouvong jusqu’en 1986 fut instaurée. La répression contre les opposants au régime nouvellement mis en place fut sévère et s’accentua à partir de 1976 lors de l’intervention massive des communistes vietnamiens. Le pays dut progressivement s’aligner sur la diplomatie communiste vietnamienne.
A notre arrivée à Sri Chiangmai, il n’existait pas encore de camps de réfugiés pour nous accueillir ; mes parents et d’autres membres de la Communauté durent louer des villas pour se loger. Lorsque la plupart d’entre nous étions arrivés à bon port en Thaïlande, nous avions, en grande majorité, demandé l’asile politique à la France à cause de ce lien en l’ex Indochine. La France est rattrapée par son passé colonial. Il faut dire qu’à cette époque, l’émigration vers d’autres pays asiatiques nous était fermée, nous étions encerclés par des pays communistes ! Très peu de Tai Nungs choisirent de partir aux Etats Unis, ceux qui migrèrent en Amérique sont ceux qui avaient déjà leur famille là-bas. Par la suite, lorsque les frontières françaises et américaines furent fermées aux retardataires, ils durent se résigner à émigrer vers l’Australie et le Canada. J’eus de la chance de faire partie de la première vague d’émigration vers la Thaïlande, car je vis par la suite les ossements humains encore fumants incinérés dans l’enceinte du monastère d’à côté. Ils appartenaient à ceux qui tentèrent de fuir le régime du Pathet Lao en traversant le Mékong la nuit ; ils étaient morts noyés ou criblés de balles. Les moines bouddhistes thaïlandais avaient la bonté de recueillir leurs corps et de les incinérer dans l’enceinte de leur monastère.
A Sri Chiangmai, je n’avais plus la possibilité d’aller à l’école ; je passais mes journées dehors avec mes trois petits frères à jouer le long du Mékong et à rôder autour des monastères. Parfois nous nous échappions vers l’intérieure des terres, à la découverte des rizières. Parfois prise de nostalgie de mon pays natal, j’aurais aimé pouvoir y retourner à la maison pour récupérer quelques menus objets, par exemple mes trois diplômes du cours élémentaire de l’Ecole Chinoise de Vientiane. Une fois, en plaisantant, ma mère me dit que si je voulais entrer au Laos elle me donnerait des kips (monnaie laotienne). Je pris des liasses de billets, et inconsciente du danger, je m’embarquai sur le speed boat en emmenant mon frère Yen, le quatrième de la fratrie, pour retourner à la maison. De retour au Laos, nous avions juste le temps d’aller faire un saut à notre ancienne maison, occupée par une lointaine cousine par alliance de mon père, et d’aller voir un film indien au cinéma. Notre grande sœur Kiu, envoyée par nos parents à notre recherche, nous renvoya illico presto en Thaïlande. Par prudence, elle-même préféra attendre quelques jours pour retraverser le Mékong. Mes parents ne nous firent pas de remontrances, car après tout, c’était la faute de ma mère, elle n’avait pas à me taquiner de la sorte.
J’ai gardé un bon souvenir de mon séjour en Thaïlande, sauf en ce qui concerne la nourriture. Mes parents, ne sachant pas combien de temps allait durer notre séjour en Thaïlande, avaient fait une restriction budgétaire sur la variété des aliments. Nous avions ensuite passé quelques mois dans le camp de réfugiés de Nongkrai, créé à notre intention. C’était des bâtiments longilignes en bambou, sans eau, ni sanitaire, ni électricité. Ma grande sœur avait la charge d’aller chercher de l’eau pour la famille. Je me souviens juste de la distribution de tomates que je trouvais délicieuses, alors qu’auparavant je détestais l’odeur et le goût de la tomate. Comme quoi tout est délicieux quand on a le ventre affamé !
Envol vers une nouvelle terre d’asile
Nous fûmes la première famille de la Communauté des Tai Nungs à partir pour la France. Nous avions transité quelques jours à Bangkok ; et le 16 avril 1976 notre avions atterrit à Paris, ayant comme bagage linguistique du pays d’accueil, plus que sommaire : « Bonjour Monsieur. Bonjour Madame. Merci Monsieur. Merci Madame. ». J’avais encore le mal de l’air une semaine après notre atterrissage en France. J’ai appris plus tard que les billets d’avion étaient payés par la Croix Rouge Française. Mon père mit quelques années à rembourser les billets d’avion pour les neuf membres de notre famille, avec sa paie d’ouvrier charpentier fer au Chantier Naval de La Ciotat.
Nous vécûmes quelques jours au centre d’accueil à Paris et quelques mois dans l’appartement prêté par l’Etat Français dans le Massif Central. Durant l’été 1976, nous rejoignîmes le petit frère de mon père à La Ciotat où il travaillait déjà aux chantiers navals. Le petit oncle Tchaek faisait partie des éclaireurs de la première heure.
J’étais bénéficiaire de la Convention de Genève 1951 ; je détenais un Certificat de Réfugié CO N°0111135, établi par l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, avec le numéro d’enregistrement 100.450151. Quelques années plus tard, ma famille et moi avions sollicité et obtenu la naturalisation française, décret du 27 août 1985, publié au Journal Officiel du 26 septembre 1985. Aux gens qui me demandent : « Vous êtes d’où ? », j’ai trouvé une réponse toute faite : « Je suis d’origine sino-vietnamienne, née au Laos, et j’ai un passeport français. »
Mon père est resté chinois, fidèle à la Mère patrie ; et pourtant il n’a jamais vu la Chine ! Malgré la sympathie éprouvée pour des camarades « communistes » syndicalistes FO des Chantiers Navals de La Ciotat, qui l’aidaient dans ses démarches administratives, et les mesures socialistes pour la préretraite à soixante ans dont il avait bénéficié, mon père a l’idée bien ancrée dans la tête que le communisme, le socialisme et autres dérivés, sont dangereux pour la liberté individuelle et la liberté d’entreprendre. En 1981, après l’élection de François Mitterrand, mon père appela son frère aîné et ses amis Tai Nungs pour savoir s’il fallait à nouveau repartir. Durant les premiers mois du socialisme en France, mon père n’était pas très rassuré !
Après mes études universitaires à Aix-en-Provence, j’eus l’idée de partir enseigner le français en Asie, ou tenter d’importer de l’artisanat asiatique en France avec un ami rencontré à l’université. J’ai effectué deux voyages de prospection en 1991 et 1993 en Chine, au Vietnam, en Thaïlande, et au Laos. J’ai abandonné l’idée d’aller vivre en Asie. La France me manquait, la culture française me manquait, ainsi que la radio, la Fnac, les chansons de Barbara, et les spaghettis à la bolognaise. J’optais pour l’importation d’artisanat avec toujours l’idée de revenir un jour à l’art.
De Nice, je ne connaissais que ses beaux balcons en fer forgé ; en mars 1993, je suis partie m’installer pour y développer cette activité d’importation et d’artisanat d’Asie. Le 1er mai 2001, j’ai mis au monde une eurasienne qui porte le nom de ODDO-PHUN :
- ODDO viendrait d’ODDI, dérivé de OTTO, nom d’origine germanique, dont la présence est attestée dans le sud-est de la France depuis le quatorzième siècle.
- PHUN vient de Fú, 符, idéogramme chinois signifiant : tableau magique, talisman, s’accorder avec, être conforme à…
J’ai appris à cuisiner la daube et la pissaladière comme les gens d’ici ; cependant, mes farcis ne sont pas totalement niçois puisque j’y mets du riz et de la coriandre !
Leçon de vie :
L’histoire mouvementée et migratoire de ma famille est liée à celle non moins mouvementée de ces pays asiatiques pris dans la tourmente de la décolonisation et de l’idéologie communiste. J’ai appris quelque chose de cette vie d’errance, faite d’émigrations successives, d’abandons, de renoncements, et de sacrifices : il faut savoir renoncer aux biens matériels et à ses habitudes de vie, savoir affronter la peur de l’inconnu s’il le faut pour éviter de souffrir encore plus. La liberté est plus importante que tout. Aujourd’hui, j’ai la chance de vivre dans un pays libre et tolérant, qui non seulement m’a offert une éducation laïque gratuite, grâce à la solidarité nationale, mais qui, de plus, me donne libre accès à la culture. Et pour cela, je ne remercierai jamais assez mes ascendants pour leur courage et leurs sacrifices, et l’Etat Français pour son accueil.
Quand on est comme cela, à la croisée de plusieurs cultures, on est forcément obligé de faire un travail de réflexion pour savoir qui on est vraiment, ce qu’on veut garder ou ne pas conserver . Le laotien est la langue asiatique avec laquelle je sens la plus à l’aise. J’ai des souvenirs de ce pays qui m’a vue naître, et j’aime sa nourriture. Parce que mon père interdisait à ma mère de nous parler en vietnamien et parce que j’ai entendu mes parents discuter dans cette langue, je la comprends mais je ne la parle pas. Je comprends le cantonnais et je le parle un peu mais avec un accent qu’on trouve chez des migrants chinois au Vietnam. A Cholon, le Grand Marché de Hô Chi Minh Ville, Les gens me prenaient pour une fille de Haiphong (ville portuaire vietnamienne située dans le delta du Fleuve Rouge). Le mandarin (le pékinois) est la langue officielle de la République Populaire de Chine, et l’écriture chinoise le vecteur commun à toutes les ethnies de la Chine. J’ai fait la démarche de retrouver la culture de mes ancêtres. J’ai obtenu ma Licence de Chinois et ma Maîtrise de Français Langue Etrangère en 1990. Aujourd’hui, je rêve et je pense en français. Je parle un français avec un mélange d’accents asiatique et marseillais, surtout lorsque je suis émue.
Souvent, j’éprouve la nostalgie de cette Provence célébrée par Marcel PAGNOL et Alphonse DAUDET, de ce paysage de calcaire parsemé de pins, de ce parfum de la garrigue, de cette lenteur nonchalant de ce pays, des chants stridents des cigales en été, de ce ciel limpide et cristallin après le passage du mistral qui nous glace jusqu’aux os, des rumeurs et des drames du Vélodrome…
Co PHUN